Les malades imaginaires

«Une collaboration» - Un tableau représentant Molière et Corneille«Une collaboration» - Un tableau représentant Molière et Corneille. Image : wikipédia commons

Le vent d’optimisme qui soufflait encore à l’automne s’estompe lentement pour laisser place à un sentiment de fatigue, et peut-être de désillusion.

Ainsi plusieurs dirigeants ont-ils décidé au cours des dernières semaines de modifier leur politique sanitaire. Au Royaume-Uni et aux États-Unis par exemple, on ne tentera plus d’éradiquer le virus, mais on cherchera désormais à vivre avec. Ailleurs, comme au Québec ou en France, le changement stratégique consiste plutôt à radicaliser la stratégie en place et à tenter d’élargir au maximum la couverture vaccinale.

Si différentes qu’elles paraissent au premier abord, ces deux approches cherchent en réalité à répondre au même désir de « retrouver une vie normale », et elles s’appuient toutes les deux sur des avis de scientifiques et de médecins. On peut d’ailleurs aisément s’imaginer les railleries que s’attirerait un chef d’État qui avouerait ne pas « écouter la science ».

C’est pourquoi il est surprenant de se tourner vers un auteur qui ne rate aucune occasion de se moquer des médecins pour essayer de comprendre la portée et les limites des diverses manières de lutter contre la pandémie. Et pourtant, la critique de la médecine qui prend forme dans le théâtre de Molière permet bel et bien de voir à l’œuvre les sentiments qui déterminent la réponse politique à la Covid-19, un peu plus de deux ans après l’apparition du virus.

L’habit fait-il le médecin ?

La critique de la médecine apparait d’abord chez Molière sous la figure de la dénonciation du maléfice des apparences. L’idée est simple : c’est l’habit qui fait le médecin, et le public, crédule, se laisse tromper. Ainsi, dans Dom Juan (1665), Sganarelle peut-il se vanter à son maître, lors d’une promenade en forêt où il porte les vêtements d’un vieux médecin, que son habit le met déjà en considération. « Je suis salué des gens que je rencontre et que l’on me vient consulter ainsi qu’un habile homme ? », dit-il.

Dans ces consultations, Sganarelle raisonne puis prescrit. Il sait bien que ses conseils ne sont d’aucune valeur, mais il s’amuse tout de même à rêver à haute voix de la possibilité que ses malades guérissent effectivement et qu’on lui témoigne de la gratitude pour ses bons services. Ce à quoi Dom Juan rétorque ironiquement que Sganarelle peut bien avoir les mêmes privilèges que tous les autres médecins, puisque leur art n’est que « pure grimace » et que leurs succès ne sont toujours que « le fruit du hasard et des forces de la nature ».

Le même thème est repris dans Le médecin malgré lui (1666). Au début de la pièce, une femme voulant se venger de son mari déclare à des étrangers que celui-ci est médecin, et qu’il l’avouera si on le bâtonne. Sous les coups, le mari, qui est en réalité un ivrogne qui passe ses journées à ramasser des brindilles, accepte en effet d’entrer dans le rôle qu’on lui impose par la force. Et même si sa conduite est des plus ridicules, il sera cru par les autres personnages tout au long de la pièce.

Le mal est ailleurs

On voit sans peine que cette critique n’atteint pas vraiment les médecins. Qu’il y ait des charlatans qui se font passer pour des médecins n’exclut nullement la possibilité qu’il en existe de véritables. Ce n’est pas toutefois ce que veut laisser entendre Molière, et la mise en scène de la médecine comme une forme d’imposture lui sert plutôt à révéler que le mal est ailleurs. La facilité avec laquelle s’opère l’artifice des faux médecins est l’indice qu’il y a une maladie pire que celles dont se plaignent quotidiennement les hommes. Les « patients » ne sont pas trompés par les manœuvres des imposteurs, ou du moins pas seulement, mais par eux-mêmes. Pour dire les choses simplement, ils croient que des remèdes leur permettrons de guérir plus vite, ou encore de les préserver en bonne santé de telle sorte qu’ils retarderont le moment de leur mort, – ce qui est loin d’être sûr au xviie siècle, où les médecins tuaient leurs patients aussi souvent, sinon plus, qu’ils les guérissaient. C’est pourquoi Molière fait dire à Dom Juan que la médecine « est parmi les grandes erreurs qui soient parmi les hommes ».

En mettant en scène la situation d’un homme qui croit être malade, Molière pousse cette idée jusqu’au bout. Le malade imaginaire, Argan, veut guérir d’un mal sans le pouvoir (puisqu’il n’existe pas), et cela le conduit à se tromper lui-même sans le savoir. En effet, Argan ne se laisse pas seulement tromper à l’occasion : il a commencé par s’abuser lui-même en s’inventant un mal dont il ne souffre pas réellement, pour ensuite s’enfermer dans sa conviction et tout lui sacrifier. Et contrairement aux malades ordinaires, le malade imaginaire est présomptueux en plus d’être crédule. Il se pense plus lucide que ceux qui ne voient pas sa maladie, et il est convaincu de pouvoir surmonter par l’art des contraintes qui lui sont imposées par la nature. Mais la conviction dans laquelle il s’est ancré le rend susceptible d’être la proie de ceux qui voudraient abuser de lui en le confortant dans son illusion.

Divertir pour guérir

Comme en témoigne le peu d’effet des exhortations de son frère Béralde à reconnaître qu’il n’est pas souffrant, l’état d’esprit du malade imaginaire ne peut être rectifié de manière directe. Béralde cherche, sans succès, à dissiper l’illusion d’être malade dans laquelle Argan s’est fixé en lui exposant que son mal n’est que le fruit de son imagination.

Ainsi, l’inefficacité de la confrontation directe ne laisse d’autre option à celui qui voudrait soulager un malade imaginaire que de procéder de manière indirecte. Et c’est justement par une « voie détournée » que Toinette, la servante d’Argan, parviendra à lui révéler l’hypocrisie de sa femme en le convainquant de feindre sa mort, et à lui faire perdre confiance en son médecin en se déguisant elle-même en médecin de grande réputation pour formuler des avis tout contraire à ceux qu’il a déjà reçu, tant sur son mal que sur les remèdes qui sont appropriés. Si Argan ne peut pas être simplement guéri de sa folie, l’intervention de Toinette a le bénéfice de le prémunir des effets néfastes que celle-ci pourrait avoir tout en berçant le malade dans ses illusions.

Puis, en nous présentant une réception académique pendant laquelle Argan reçoit le titre de docteur en médecine à la toute fin de la pièce, Molière vient réaffirmer cette idée. Devenu médecin et conforté dans sa confiance en la médecine, Argan pourra désormais se soigner lui-même, et il se trouvera de facto protégé contre les hommes malhonnêtes qui auraient envie de profiter de lui en lui proposant toutes sortes de traitements. La « vraie » maladie d’Argan est donc incurable, mais Molière suggère que même si l’on ne peut pas la guérir tout à fait, il demeure possible de soulager un peu le mal et d’en atténuer les effets.

***

D’une certaine façon, la conduite d’Argan peut aussi être vue comme une sorte de fuite. S’il refuse d’accepter qu’il n’est pas malade, c’est au fond parce qu’il ne veut pas voir qu’il lui est impossible d’aller mieux. Et il lui est finalement plus facile de vivre en se mentant que de consentir au fait qu’il ne peut rien faire, au bout du compte, pour améliorer son sort. La pièce de Molière nous enseigne donc que les illusions présentent certes un danger, mais il montre en même temps que nous avons besoin de celles-ci pour mener nos vies.

Ce constat permet de comprendre un peu mieux, il me semble, la situation particulière dans laquelle nous nous trouvons un peu plus de deux ans après la première apparition du virus. Dès que nous avons senti les premiers effets de la pandémie, c’est l’espoir d’un retour à la vie normale qui a motivé nos actions et suscité l’adhésion aux mesures sanitaires. À mesure que la fatigue s’installe et que l’on gagne en lucidité, cette adhésion s’effrite nécessairement, et c’est pourquoi le choix des illusions est aujourd’hui capital. Pour éviter des conséquences potentiellement désastreuses, les gouvernements doivent donc trouver le moyen de préserver le mirage salutaire d’un retour prochain à la normalité.

Cela signifie que les fonctionnaires de la santé publique et les élus du gouvernement, – qui jouent actuellement le rôle de médecins symboliques – devront faire preuve d’une grande prudence au cours des prochaines semaines, qui seront cruciales. Car s’il s’avérait qu’une plus grande couverture vaccinale, voire une couverture vaccinale totale – n’avait pas pour résultat de mettre fin à la pandémie (ce qui est loin d’être invraisemblable), le charme serait brisé et le gouvernement aurait épuisé en vain ses dernières ressources pour préserver la confiance de la population à son endroit.

À ceux qui enfin aurait déjà perdu espoir, Molière sourit amicalement. Il leur rappelle que l’inquiétude face aux limites imposées par la réalité n’est pas une marque de lucidité, mais plutôt un mal à guérir, autant que faire se peut. L’obsession anxieuse qui consiste à vouloir s’arracher à notre condition se dissipe chez lui dans l’idée d’un accord entre nos désirs et le réel, où le réel est peut-être moins agréable qu’on le souhaiterait, mais surtout où le désir est moins tendu. 

G.C.

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