Cauchemar au centre commercial

Des tilapiasDes tilapias. Photo : Pixabay

J’aime le poisson en général, mais je ne suis pas en bons termes avec le tilapia. Malgré tout, je prends sur moi et j’en mange – on me dit que c’est bon pour la santé. Jamais avec plaisir cela dit. 

Par Georges-Albert Beaudry

J’étais donc d’humeur assez maussade l’autre soir à mon retour à la maison quand je réalisai que la seule chose qui restait à manger était un sac de filets de tilapia congelés.

Si jamais j’ai ressenti quelque chose qui s’apparente au désespoir le plus total, c’est à ce moment précis. 

Je venais de passer une partie de la journée avec ma blonde et mes enfants aux Galeries de la Capitale. Nous avions poussé l’audace jusqu’à profiter de notre privilège de vaccinés pour manger à l’aire bouffe – ce que je n’avais jamais fait auparavant, et que je ne referai jamais.

Là, des agents veillaient à ce que seuls des privilégiés comme nous aient accès aux tables, qui étaient entourées d’un cordon de sécurité. Mais pour enfin pénétrer dans l’enclos, il fallait d’abord respecter une série de règles. 

Nous devions premièrement acheter de la nourriture, puis faire la file avec nos plateaux. Une fois dans la file, chacun devait préparer son passeport vaccinal et une pièce d’identité ; puis, nous avancions à la queue-leu-leu vers l’entrée où l’on vérifiait que nous ne posions pas de danger pour la santé publique – alors que la distanciation moyenne entre chaque personne devait tourner autour d’un centimètre (deux pour les hypocondriaques). 

Quand par miracle nous nous sommes trouvés devant le gardien, son appareil eut bien du mal à « scanner » nos codes QR, – ceux-ci étant imprimés et plastifiés, m’expliquait-il, les reflets de lumière compliquaient passablement l’opération.

De véritables anarchistes profitèrent de ce moment où l’agent de sécurité était moins attentif pour franchir le cordon et entrer dans l’enclos sans avoir fait leur chemin de croix comme tout le monde. Ils se perdirent dans l’anonymat de la masse, et il est possible qu’ils s’y trouvent encore. Soyez vigilants.

À ce moment, les bruits provenant de ce qu’on appelle un peu prétentieusement le Méga-Parc remplissaient mon cœur d’une mélancolie incomparable – l’ambiance de fête ne sied pas, comme chacun sait, aux âmes qui souffrent.  

Je me fermai complètement. Ma blonde, en vain, me frappait le bras, dans l’espoir de me ramener à un état conscience à peu près normal. Hurlait-elle mon nom ? Je ne saurais le dire, tant mon esprit enfantait d’indescriptibles chimères et de monstres fantasques.

J’ai entrevu l’enfer.

Il me semblait voir de la sauce à poutine couler sur les grosses cuisses des habitués de l’aile bouffe, indifférents, habillés en golfeur écossais pour leur visite hebdomadaire au rigolfeur, et le visage éclairé par la lumière bleue de leur portable ; puis ils gonflaient comme de gros ballons avant d’aller exploser au contact de la montagne russe qui circulaient inlassablement au-dessus de nos têtes. Leurs téléphones cellulaires nous tombaient sur la tête, en faisant retentir des milliers de sonneries de Iphone, dans un improbable unisson. En bas, dans le caroussel, des parents ennuyés faisaient exactement le minimum d’efforts possibles pour divertir leurs enfants, laissant les infernaux jeux de lumière s’en charger pour eux.

Quand je revins à moi, Uptown funk de Bruno Mars criait dans les hauts-parleurs. Hébété et râlant, je demandai si nous étions en 2014.

– Ben non, niaiseux, me dit mon amoureuse.

– Dommage.

J’étais dans la voiture, encombré par des sacs qui contenaient peut-être des jouets, peut-être des vêtements, peut-être autre chose. Un jour, il faudra que je demande à ma blonde ce que nous sommes allés acheter exactement. 

Nous roulions en direction de la maison, et je me mis à rêvasser à ce que nous pourrions bien manger pour oublier cette journée à jamais perdue dans les lumières LED des Galeries de la Capitale. Peu à peu, je sortais de ma torpeur. Le sentiment d’être passé à travers une épreuve difficile me donnait une impression agréable d’invincibilité, ce qui me redonnait un peu espoir. 

Ce n’est que quelques minutes plus tard que je fis la macabre découverte dans mon congélateur. Je vis sur le paquet qu’il s’agissait de tilapia élevé en aquaponie. Tout de suite, une pensée assombrie mon front : me rappelant mon passage au centre d’achat, j’eus l’impression que mes rapports avec mes semblables et mon environnement n’étaient au fond pas si différents de ceux qu’entretiennent ces valeureux poissons dans leur petit écosystème.

Je chassai cette sombre idée en allant jouer avec les enfants dans la cour. Ils couraient en riant, mon plus jeune est tombé la face dans les cailloux, ça lui a fait une grosse marque dans le front. Il pleurait, mais on a bien ri quand même. En rentrant, une forte odeur d’épices remplissait la cuisine. Ma blonde avait badigeonné les filets de tilapia avec de la moutarde, et elle les avait saupoudrés abondamment de paprika, de thym, de piment et de sel. Nous avons mangé ça avec du brocoli et des tomates grillées. 

C’était très bon finalement. 

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