Impressions citadines par Catherine Dorion: Tripe sur le crayon

Impressions citadines par Catherine DorionCatherine Dorion

Ma fille de neuf mois se jette avec passion sur un crayon. Je devrais me précipiter sur elle et lui retirer tout de suite ce dangereux jouet sur lequel elle pourrait tomber face première en se crevant l’oeil.

Celle de trois ans, nus pieds au parc, marche vers un sol boueux et me lance d’une voix chevrotante de désir : « Je peux tu marcher dedans? » Oh non, je me dis, il peut y avoir des bouts de branches transperçantes, des aiguilles de drogués avec le sida dedans.

Mais je ne peux pas me résoudre à lui répondre ça. Je ne peux pas me résoudre à enlever bêtement le crayon des doigts – « NON! PAS LES CRAYONS! » – de la plus petite qui capote dessus pour une raison aussi mystérieuse que la nature humaine. Je ne peux pas me résoudre à ce que leur petite vie soit déjà polluée par ces obsessions sécuritaires qui nous empêchent de vivre pour nous protéger contre nous-mêmes. Si, même enfant, le risque et la passion leur sont interdits, dans quels souvenirs pigeront-elles, plus tard, des chemins de sauvetage? Quand elles se buteront à ces culs-de-sac qui exigent de nous qu’on se demande : « Wo. De quoi ai-je vraiment envie? »

De piler dans la bouette. De goûter au crayon de bois mélangé à ma salive. De changer de job. De faire un enfant. De bifurquer des chemins recommandés.

Je sais que ceux qui aiment les règles diront de moi que je suis irresponsable. Ceux qui aiment les règles n’aiment pas que d’autres n’aiment pas les règles. Cette petite fille du cours de ballet qui, lorsque la prof dit : « On fait le papillon! », non seulement fait le papillon avec une rigide application mais s’empresse d’observer les autres petits élèves pour s’assurer qu’il n’y en a pas un qui fait le papillon autrement que prescrit. Lorsqu’elle en repère une qui ne fait pas comme les autres, elle regarde avec insistance la prof, l’élève mauvaise, la prof, l’élève mauvaise, la prof, l’élève mauvaise, attendant dans un inconfort psychologique manifeste que l’autorité fasse rentrer dans le rang cette ballerine qui ne fait pas le papillon tel qu’enseigné. LA PROF A DIT DE FAIRE LE PAPILLON COMME ÇA.

L’équivalent adulte de cette petite fille aime qu’on travaille, qu’on consomme et qu’on se la ferme, et elle écarquille les yeux d’horreur lorsqu’elle voit un bébé se faire les dents sur un céleri (il pourrait mourir). Restée à l’état d’enfant qui aime l’autorité parce qu’elle n’a pas d’autre boussole pour vivre que celle fournie par l’autorité, prisée par ceux qui aiment dominer les sociétés, entrée dans le club des chouchous, des gâtés pourris, des flattés dans le sens du poil, des montrés en exemple par ceux qui dominent les sociétés. Constituée en force grandissante qui tape sur tout ce qui veut vivre et inventer plutôt que reproduire et réciter. Et c’est comme ça qu’à certains endroits du monde des cultures humaines s’effoirent.

Non, non. Je ne veux pas que ton petit cerveau fouineur et magnifique voie la vie sous l’angle minuscule du petit danger quotidien. Je veux qu’il voie la vie sous l’angle de la curiosité et du désir. Tripe sur le crayon, m’as te guetter.

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