Impressions citadines : La donnée oubliée

Impressions citadines par Catherine DorionCatherine Dorion

Nous nous sommes arrêtés : grosses roulottes étalées sur le bord de la route et sur un stationnement de terre à Saint-Simon, village sans pharmacie dont le dépanneur ne vend pas de couches et dont la cantine fait d’inoubliables hot-dogs all-dressed. Les roulottes, même usagées, étaient grosses et trop blanches, mais bon, on voulait se familiariser avec le marché. Léo est sorti de quelque part. La cinquantaine, grand et costaud, peau hâlée, yeux brillants, mains énormes – des pattes. Dans sa chienne de travail tachée. Il avait du style.

– Salut.

– Salut, on cherche une très petite roulotte usagée à moins de 2000$.

– Ah, vous trouverez pas ça ici.

Ça y est, me suis-je dit, son sourire va partir, son regard va changer, il va faire un pas de recul pour rentrer dans son garage mais en nous regardant toujours comme pour s’assurer que nous n’allons pas rester là à flâner sur sa propriété alors qu’il n’a aucune chance de faire la piasse avec nous.

Mais non. « Quel genre vous cherchez? » Nous lui montrons impoliment, sur mon téléphone, l’annonce d’une roulotte d’un particulier à vendre dans les parages. Il brave les reflets du soleil et scrute l’annonce : un vieux truc des années 70. Il va nous dire que c’est de la merde, que ça va se réduire en poussière moisie sous nos pieds, qu’il vaut mieux acheter plus neuf que ça.

Mais non. « Bon, dit-il, et il nous rapproche d’une roulotte. Ce que vous avez à regarder, là, quand vous allez la voir, c’est ça, ici. » Il se penche sous la roulotte pour nous montrer où il faut appuyer pour vérifier si elle est pourrie ou si elle a encore de belles années devant elle. Il continue. On le suit, heureux de savoir qu’on sera un peu moins gigons tout à l’heure devant notre vendeur. Léo nous donne un cours accéléré d’une demie-heure avant de nous montrer, faisant fi de notre pauvreté, l’intérieur de ses plus belles roulottes, celles qui « sont pas faites pour aller sua route ». Des espèces de maisons déplaçables, mettons. On apprend qu’on peut mettre une vraie maison toute fonctionnelle avec deux chambres, un salon pis une cuisine sur un terrain pour quelques dizaines de milliers de dollars. « Le monde est ben fou de se faire construire des maisons à 200 000$ ». Mais non, Léo, le monde est pas fou, il est juste grégaire. Oui, y a des jours où la grégarité coûte cher. Et on repart ferrés pour ausculter des vieilles mini-roulottes sur Kijiji.

Un beau moment de gratuité. Pas du shampoing gratis, de la gomme gratis, un essai gratuit ou une livraison gratuite. Non. De l’humain, offert : du temps, de l’agrément, des connaissances. « Ça me fait plaisir! Pis chus sûr, c’est plus payant que de tchécker son temps pis ses cennes pis de stresser le monde pour qu’ils t’achètent pis qu’après ça ils soient malheureux à cause de toé. Vous parlerez de moé à vos amis. » Quand il dit « payant », il ne veut pas dire « payant en argent ». Il veut dire : « payant en argent ET en agrément ». T’sais, l’agrément, la donnée oubliée? C’est contagieux, ça pousse comme de la mauvaise herbe. Tandis que l’argent, par définition, y en a pas pour tout le monde : si t’en veux, faut que tu te battes. C’est un puissant herbicide…

1 commentaire sur "Impressions citadines : La donnée oubliée"

  1. Catherine Dorion, ou comment l’émotivité dépasse la raison, comment le ressentiment dépasse la grandeur, comment le corps peut être animé par le vide, comme une algue sur un nuage, inhabituelle, mais quand même, plate à mort!

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