À La Bordée, la pièce Fanny de Rébecca Déraspe met en scène un choc intergénérationnel vif, drôle et profondément politique, où le confort domestique se fissure sous la poussée d’une jeunesse sans filtre.
Présentée à la Bordée du 25 novembre au 6 décembre, Fanny propose une rencontre intergénérationnelle qui déstabilise, fait rire et remet tout en question. Déraspe ouvre la pièce sur un foyer paisible : Fanny et Dorian, jeunes soixantenaires encore très amoureux, coulent des jours doux dans une routine tiède. Leur vie est simple, confortable, peut-être un peu trop.
Cherchant à « redonner » et à se sentir utiles, ils décident d’héberger Alice, une étudiante en philosophie. Ce geste se veut généreux, presque altruiste. Mais lorsqu’on invite une jeune femme radicale dans son salon, ce n’est pas seulement une locataire qui entre : ce sont aussi les discours, les urgences et les fractures du monde contemporain.
Alice : la parole nue qui fissure le confort
Alice incarne cette génération qui pense en concepts et respire en analyses. Intersectionnalité, privilège, responsabilité morale : elle parle avec la radicalité d’une époque où la lucidité se vit sans amortisseur. Face à l’accueil chaleureux de Fanny, elle reste frontale : « Je loue une chambre, pas des parents. »
Les vérités d’Alice sont brutales parce qu’elles sont trop nues, trop immédiates. Mais ce sont elles qui réveillent Fanny. Un soir, dans un bar, Alice lance abruptement Fanny dans l’arène de l’activisme féministe. Un coup d’éclat qui ouvre en elle une brèche longtemps contenue et qui la remet en marche.
Le confort comme anesthésie
Le couple Fanny–Dorian est tendre, lumineux, profondément touchant. Leur amour a la douceur d’un bonheur tardif. Mais leur tranquillité a un prix : elle les a éloignés du réel. Déraspe interroge ici une forme de dépolitisation affective où le confort devient refuge, routine, renoncement.
Dorian s’y complaît.
Fanny, elle, sent déjà les coutures craquer.
Alice ne fait qu’accélérer le processus.
Cette collision révèle la dimension politique du foyer. Loin d’être un sanctuaire apolitique, la maison devient un espace où se rejouent le pouvoir, l’hospitalité conditionnelle, les normes générationnelles et la volonté de ne pas être dérangé. En bousculant les règles du foyer, Alice bouscule les règles du monde.
Humour, friction et réveil féministe
Fanny tire sa force de son humour grinçant et de la finesse avec laquelle elle met en scène ce passage de relais entre deux générations féministes : celle qui a vécu les combats et celle qui vit les concepts. Ce qui commence comme un dialogue de sourdes devient peu à peu un dialogue de sens.
Le texte assume quelques touches didactiques, mais sans lourdeur. Le conflit intergénérationnel devient un moteur d’engagement et de questionnement. Alice n’est pas seulement brutale : elle est aussi naïvement lucide sur la violence du monde, impatiente des lenteurs des adultes et persuadée, avec la foi de ses vingt ans, qu’elle peut tout comprendre. Par moments, la pièce flirte avec le vaudeville, tant elle manie l’humour comme levier de conscience politique.
Une distribution solide et un dispositif scénique inventif
Marie-Thérèse Fortin offre une performance remarquable. Elle interprète Fanny comme une femme douce, mais traversée par l’ébranlement, une femme qui croyait avoir fini de se définir et qui découvre qu’elle contient encore du territoire. Jacques Laroche campe un Dorian maladroit, un peu dépassé, mais follement amoureux, dont le désarroi fait rire autant qu’il touche. Doriane Lens-Pitt, en Alice, incarne une précieuse moderne, une intellectuelle en formation qui manie les concepts comme on manie des armes : avec précision, gourmandise et un brin de candeur.
Le dispositif scénique ajoute une couche de poésie insolente : un bocal suspendu où évoluent un guitariste et une chanteuse (François Louis Laurin et Alexandra Gagné-Lavoie), semblables à des poissons-musiciens observant les humains comme une expérience étrange. L’ensemble évoque l’univers de Boris Vian et confère à la pièce une douceur irréelle, accentuée par de magnifiques éclairages.
Un miroir tendre… et implacable
On entre dans Fanny comme dans un salon confortable. On en ressort avec l’impression d’avoir déplacé les meubles. La pièce rappelle que le foyer est un théâtre où se jouent le pouvoir, le confort et l’évitement. Que la tranquillité peut être une abdication. Que l’aide peut masquer un rapport de domination. Que le politique s’invite partout où l’on croyait pouvoir vivre en paix. Et que parfois, il suffit d’une jeune femme de vingt ans pour tout renverser, et recommencer à penser le monde.

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