Deux ans après sa création au Premier Acte, La Délivrance de Rosalie Cournoyer revient à La Bordée dans une version transformée. Plus ample, plus chorale, la pièce garde toute son intensité tout en s’ouvrant sur une fresque familiale et sociale.
Pascaline Lamare (collaboration spéciale)
Janvier 1998. Alors que le verglas s’abat sur la Montérégie, Jeanne revient « pour les fêtes » à la ferme familiale qu’elle avait quittée depuis longtemps. Très enceinte, au grand étonnement de toutes, elle affiche son ventre comme un choix d’indépendance : un enfant conçu seule, sans explication. Mais la tempête l’empêche de repartir. Cloîtrée avec sa mère, sa tante, sa grand-mère et sa sœur, Jeanne doit affronter autant ses contractions que le poids des liens familiaux qu’elle pensait avoir laissés derrière elle. À la crise climatique s’ajoute la crise intime, où les non-dits éclatent aussi brutalement que les poteaux d’Hydro sous la glace.
Une mue réussie
Lorsqu’une pièce passe d’un petit plateau à un grand théâtre, le risque est de perdre son intensité. Ici, c’est tout le contraire : La Délivrance gagne en ampleur. Le huis clos demeure, mais il s’élargit vers une fresque familiale et sociale plus vaste, portée par une scénographie repensée et des choix dramaturgiques assumés.
Là où la première mouture insistait sur le mépris de Jeanne envers les siens, la reprise met davantage en avant sa fuite en avant perpétuelle. Cela ouvre la pièce à une réflexion plus large sur l’héritage familial et social, sur le poids et la beauté d’une lignée qu’on voudrait fuir sans jamais y parvenir. Certains personnages gagnent en profondeur, comme la tante Liette, qui passe de la caricature de « vieille fille » à une figure plus attachante, presque fantastique. La fin, retravaillée, offre une résolution plus ample et plus forte, qui élève le drame intime à une résonance collective.
La scénographie, transformée, plonge le spectateur dans une atmosphère de crèche de Noël: maison chaleureuse, paquets-cadeaux, gros nœud rouge dominant la scène. On croirait au début d’une comédie romantique hivernale avant que la glace ne recouvre tout. La représentation du verglas est particulièrement réussie, surtout lors de son arrivée, spectaculaire.
Mais c’est la lumière qui marque le plus. Elle oppose la blancheur glaciale du dehors à la chaleur intérieure, sculptant les visages et les corps. Lors de l’accouchement de Jeanne, l’éclairage rappelle aussi les toiles de Georges de La Tour : un cercle de femmes autour d’une bougie, la douleur et la solidarité magnifiées par le clair-obscur. La lumière ne se contente pas d’illuminer, elle raconte.
Une distribution solide pour une fresque familiale
La réussite de La Délivrance tient aussi à son interprétation. Gabrielle Ferron campe une Jeanne complexe, tiraillée entre fierté et vulnérabilité. Carmen Ferlan, dans le rôle de Bernadette, confirme son prix d’interprétation (Prix Janine-Anger 2023-2024) par une présence à la fois drôle et bouleversante. Autour d’elles, une distribution solide (Lorraine Côté, Raymonde Gagnier, Noémie F. Savoie, Vincent Champoux, Thomas Royer) incarne avec justesse cette famille fracturée et soudée à la fois.
La question demeure : La Délivrance est-elle encore une pièce sur la maternité? Oui, mais pas seulement. Elle est en train de devenir une grande fresque familiale et sociale, où la naissance sert de pivot symbolique à une réflexion plus large : qu’est-ce qu’on hérite, qu’est-ce qu’on transmet, qu’est-ce qui nous relie même quand on voudrait s’en défaire?
Avec cette reprise, La Bordée et Vénus à Vélo permettent à Rosalie Cournoyer d’aller au bout de son ambition. Ce n’est plus seulement l’histoire d’un accouchement sous le verglas, mais celle d’une famille et d’un monde en mutation.
Commentez sur "La Délivrance renaît à La Bordée"