Présentée jusqu’au 13 décembre au Théâtre Périscope, Use et Abuse, d’Alix Dufresne et Christian Lapointe, propose une performance hybride qui mêle conférence philosophique, expérimentation scénique et satire technologique. Inspirée de la conférence d’Alain Deneault, Comment l’industrie culturelle use et abuse de l’art, la pièce ne cherche pas à illustrer un propos théorique : elle tente plutôt de le faire vivre, littéralement, sur les corps et dans la salle.
Entre conférence et chaos contrôlé
Au début, tout semble simple : la conférence filmée d’Alain Deneault est projetée en arrière-plan, tandis que Dufresne et Lapointe s’animent sur scène. Le philosophe y parle du capitalisme, des mécanismes de gouvernance, des pressions économiques qui façonnent l’industrie culturelle. On croit d’abord pouvoir écouter et regarder à la fois.
Mais très vite, la scène se dérègle. Impossible de suivre simultanément le fil de la conférence et les actions des artistes, qui se mettent à détourner, contrarier ou amplifier ce qui se dit à l’écran. Ce déséquilibre n’est pas un accident : c’est la proposition même du spectacle. Les artistes nous entraînent dans un tourbillon où la pensée critique se manifeste autant dans la parole que dans le geste, l’humour, la dissonance et l’excès.
Ainsi, Use et Abuse n’est pas une conférence performée, mais une expérience où la représentation elle-même devient le lieu de la démonstration.
Le corps comme terrain politique
La performance met en lumière ce que Deneault nomme « l’économie de la culture », qui soumet les artistes à la rentabilité, au rendement et au capital symbolique. Dufresne et Lapointe en donnent une traduction scénique brutale et parfois dérangeante : leur corps devient l’espace où s’inscrivent ces contraintes.
Ils rejouent la pression, par la fatigue, l’effort physique, la dérision, voire la violence feinte. Le geste est souvent burlesque, proche du clown, mais il laisse transparaître un fond de vulnérabilité. La scène fait sentir ce que les mots décrivent : l’épuisement, le besoin de plaire, la dépendance au regard du public, la marchandisation de la créativité. Ce procédé rend tangible ce que le discours critique pointe du doigt : l’art comme champ de bataille, et les artistes comme premiers témoins de ses tensions.
Quand même la critique devient marchandise
Un des éléments marquants du spectacle est l’utilisation du numérique, notamment la création en direct de NFT (jetons numériques uniques). Ces objets éphémères, générés devant le public, incarnent la logique spéculative dénoncée par Deneault : transformer n’importe quel geste artistique en produit monnayable, même lorsqu’il n’a aucune « valeur » en dehors de sa mise en marché.
Le dispositif devient alors une satire efficace. En montrant comment un simple clic peut produire un objet marchand, les artistes révèlent la vacuité de ces mécanismes et l’absurdité d’un système qui valorise davantage la rareté artificielle qu’un véritable travail de création.
Une esthétique volontairement instable
Le spectacle repose en grande partie sur l’improvisation. Chaque représentation est unique, jamais répétée. Cette esthétique du désordre contrôlé est un choix assumé : elle met en scène la précarité du travail artistique, où rien n’est stable, où tout menace de s’effondrer.
La scénographie, volontairement dépouillée et manipulée en direct, participe de ce discours. Lapointe pilote le son, les projections et les éclairages depuis une table de plastique installée sur scène. L’espace est redessiné au ruban adhésif, puis déconstruit au fil de la performance. Cette fabrique du théâtre à vue rend visibles les mécanismes que l’on cache habituellement et souligne la fragilité de l’ensemble.
Une expérience qui dérange pour mieux éclairer
Use et Abuse n’est pas un spectacle confortable. Il déroute, déstabilise et demande au public d’accepter de perdre ses repères entre le discours projeté et la performance en cours. Mais c’est précisément dans ce frottement que le spectacle trouve sa force : en exposant les contradictions de l’industrie culturelle, il donne à voir ce que les théories critiques ne suffisent pas toujours à faire sentir.
La conférence d’Alain Deneault servira d’ailleurs de point d’ancrage supplémentaire lors de la soirée-rencontre du vendredi 12 décembre, où le philosophe sera présent pour assister à la représentation et échanger.
Au final, Use et Abuse propose une réflexion singulière et percutante sur les conditions de création contemporaine. Une œuvre qui ne se contente pas de parler du capitalisme culturel : elle en montre les effets, les tensions et les angles morts, avec une intensité qui ne laisse personne indifférent.

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