Au Premier Acte, Des hamsters dans le frigo déploie un réalisme magique feutré pour raconter une aventure fraternelle où l’on croise un jackalope, des souvenirs gelés et ce qu’il reste des morts quand on tarde trop à les accompagner.
Une odyssée tardive, portée par un duo frère-sœur
Certaines pièces ne racontent pas une histoire : elles racontent un retard. Celui d’un deuil jamais accompli, d’un rituel remis au lendemain jusqu’à devenir une erreur de parcours longue de sept ans. C’est le point de départ de Des hamsters dans le frigo, écrite par Emmanuel et Mathilde Eustache, et mise en scène avec finesse par Laura Amar.
Dominitri Dieudonné-Roy, 29 ans et demi, navigue sans direction claire, revendiquant sa « philosophie finlandaise » de non-attentes. Sa sœur Anna-Plume, au contraire, avance dans la vie en cochant les cases : diplôme, travail, sens du devoir. Lorsque la fillette d’Anna enterre son hamster, congelé depuis deux ans dans le frigo familial, les gestes rituels minutieux de l’enfant font remonter un manque : Anna-Plume n’a jamais enterré sa propre mère. Les cendres de Jacqueline dorment dans un garde-robe depuis sept ans. Elle décide donc d’embarquer son frère dans une « expédition » jusqu’au chalet familial pour enfin déposer ce qui aurait dû l’être depuis longtemps.
Commence alors un roadtrip où l’humour, l’absurde et la douleur se tiennent de près, porté par le jeu sensible et sincère de Mathilde Eustache et de Jonathan Daniel.
Un réalisme magique ancré dans le quotidien
Dès que le duo quitte la route principale et pénètre en forêt, la pièce bascule dans un réalisme magique subtil : un jackalope surgit et provoque un accident, la voix de la mère revient par bribes, et les contours du monde se brouillent juste assez pour ouvrir une brèche vers l’imaginaire. Loin d’un enrobage fantaisiste, le conte sert ici de cadre pour parler de la mort autrement.
La forêt agit comme un espace de transition, un lieu initiatique où les deux adultes redeviennent des enfants perdus cherchant le chemin du retour. On retrouve les codes du conte de fées : les bois qui égarent, les cailloux symboliques laissés pour se retrouver, la nuit comme passage d’un état à un autre. La mère n’est plus là, mais elle n’a pas totalement quitté le paysage.
La liminalité prolongée : un deuil en suspens
La pièce s’appuie sur la notion anthropologique de « liminalité prolongée », ces situations où la mort a eu lieu mais où le rituel n’a pas suivi, laissant les proches dans un entre-deux émotionnel. Au Québec, toute personne ayant perdu un être cher en hiver connaît ce décalage forcé où le sol gelé retarde l’enterrement.
Dominitri et Anna-Plume évoluent dans ce no man’s land affectif. L’un n’a pas grandi, l’autre a grandi trop vite. Le texte donne à voir ce flottement avec une justesse rare, sans pathos inutile. La mise en scène, centrée sur la fratrie, accentue cette tension : les échanges sont crus, parfois violents, mais habitée d’une tendresse maladroite. La pièce montre bien comment on peut être blessé par les mêmes événements, mais à des endroits différents.
Les marionnettes, passeuses entre les mondes
Parmi les réussites du spectacle, les marionnettes occupent une place majeure. La petite marionnette de la fillette d’Anna-Plume et celle du jackalope ne sont pas de simples accessoires : elles agissent comme des médiateurs dans le réalisme magique de la pièce. Elles donnent un corps à ce qui ne peut pas être formulé autrement.
Le jackalope, créature imaginaire, fait le lien entre la mère disparue, la forêt mythique et le traumatisme immobilisé. La marionnette de l’enfant rappelle quant à elle la vulnérabilité qu’Anna-Plume a laissée derrière elle en devenant adulte trop tôt. Ces figures de bois condensent les peurs, les deuils tus, les mots impossibles. Elles permettent à l’émotion de circuler là où les humains peinent à trouver le courage de parler. Leur présence est l’un des plus beaux dispositifs dramatiques du spectacle.
Une scénographie de l’errance
La scénographie de Youri White, rehaussée par les éclairages délicats de Charlyne Roux, propose un décor forestier d’une grande poésie. Les sièges de voiture, éclatés aux quatre coins de la scène et montés sur roulettes, traduisent physiquement l’errance du duo : rapprochements, éloignements, courses circulaires.
La musique en direct, signée Emmanuel Eustache et Pascal Larose-Picher, constitue un véritable fil d’Ariane émotionnel. Piano, flûte, violoncelle et textures sonores créent un paysage intérieur mouvant qui accompagne la progression des personnages. Héritages haïtiens, québécois et américains se mêlent dans une trame sonore qui agit comme un rite en soi.
Des hamsters dans le frigo réussit à faire tenir ensemble l’humour, l’absurde et la blessure. La pièce ouvre un espace rare : celui où raconter la mort revient à apaiser les vivants. Une proposition sensible, inventive et profondément humaine, qui rappelle qu’il n’est jamais trop tard pour dire adieu, et que parfois, il faut un jackalope sur une route forestière pour nous y décider.

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